STANLEY DONEN, OSCARS 2019 ET OTAGE : LE CINEMA EST-IL ENCORE UN ART DE L’ALLEGORIE ?

Il y a des symboles qui ne trompent pas. Prenez la disparition de Stanley Donen la semaine passée, scandaleusement occultée par la 91ème cérémonie des oscars lors de l’hommage aux disparus de l’année écoulée. On aurait pu croire que l’homme qui écrivit certaines des plus belles pages de la mythologie hollywoodienne justifiait un ajustement de dernière minute sur le filage du show qui en célèbre la grandeur (l’annonce de son décès est survenue le 21 février, soit quelques jours avant la cérémonie). Pourtant niet, nada, pas un mot pour le réalisateur de Chantons sous la pluie, Charade, Arabesque et autres chefs-d’œuvre d’une filmographie qui justifie à elle-seule de l’existence d’une académie de l’excellence. Scandale ? Non, signe des temps.

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En effet, quelques heures plus tard, la cérémonie touchait à fin et emportait avec elle l’héritage de Donen et beaucoup d’autres à travers le palmarès le plus lamentable rendu de mémoire récente. La vitrine de la noblesse populaire du cinéma américain a vécu. Place désormais à l’exécution du cahier des charges rédigé par le cabinet de relations publiques commandé par ces vieux mâles blancs qui s’efforcent de cajoler les nouveaux visages de l’industrie pour mieux garder leur place. Une logique de communicant qui s’infiltra jusqu’aux oscars techniques (Bohemian Rhapsody meilleur montage ?! Black Panther meilleure direction artistique et costumes ?!), d’habitude relativement épargné par le nivellement par le bas qui atteint les catégories reines.  

And the award goes to: le mâle non blanc pas hétéronomé doté côté d’une malformation dentaire ostracisante

Stanley Donen n’a pas été oublié : il a été consciemment évincé par une époque qui sacrifie la responsabilité de son héritage pour répondre aux préoccupations du moment (qui pourrait se résumer par : Penser du bon côté, où l’Amérique de Donald Trump ne passera pas par Hollywood). 

Au fond, ce qui sépare le cinéma pratiqué par Stanley Donen de celui qui est récompensé en 2019 ne tient pas tant à un écart de savoir-faire où à un effondrement qualitatif du système. C’est surtout une différence philosophique d’approche du médium qui est en cause ici, dans la mesure où l’image ne constitue plus un l’envol vers l’allégorie, mais reste sur le plancher des vaches du représenté. 

Le cinéma n’a jamais cessé d’explorer le champ de ses possibles en jouant avec les conventions et les codes qui s’imposaient à lui. L’image est aussi représentation, mais n’est pas que représentation :  c’est sur cette base que le médium embrassa toutes ses possibilités d’art figuratif. Aussi, le cinéma de Donen n’était pas plus dupe que celui d’aujourd’hui du paradigme socio-politique dans lequel il évoluait. Simplement, l’image chez lui comme chez bien d’autres constituait un laboratoire de formes qui invitait le spectateur à dépasser le cadre de l’intrigue. Son contenu était un strapontin esthétique sur lequel hisser le public pour le mettre au niveau d’une expérience universelle.

Or, s’il y a bien une tendance de fond qui ressort dans ce palmarès « y en a pour tout le monde » des oscars 2019, c’est bien celle d’un cinéma coupé de sa puissance d’évocation pour servir de miroir à des représentations chevillées aux revendications qui les articulent. Ici, l’énoncé vaut métaphore et le symbole se livre dans l’image et ne se décrypte plus à travers elle. Qu’il s’agisse des diktats hagiographiques de Bohemian Rhapsody, du black power fantasmé de Black Panther ou militant de Blackklansman (et l’united colors of Benetton de Green Book, oscar du meilleur film, ne fait pas non plus preuve d’une hauteur de vue démesurée sur son sujet), rien ou si peu ne vient dépasser un propos systématiquement livré clé en mains et peint à gros traits. C’est le régime le plus régressif de la mimesis, ou rien ne vient enrichir l’image d’un sens qui échappe à ce qui est montré. La représentation est devenue une fin en soi. 

« Nan l’oscar du meilleur scénario, ils se sont pas trompés ?
White people dude, white people »

Que l’on soit bien clair : il n’est pas question de remettre en question le combat légitime des communautés pour prendre en mains leurs représentations dans les représentations du système qui les dessert. Et il ne s’agit surtout pas de résumer la production actuelle à ce constat pour mieux basculer ensuite sur l’inévitable « c’était mieux avant ». Mais force est de constater que le cinéma que l’on choisit de récompenser aujourd’hui est cette production repliée sur ses symboles importés pour être reconnus et validés tel quel. 

Or, l’allégorie au cinéma c’est pas un luxe de privilégié pour faire joli devant le soleil couchant. L’allégorie, c’est ce qui permet le dialogue fondamental entre le film et le spectateur pour mobiliser les mécanismes de ce dernier. L’allégorie, c’est ce qui permet à un norvégien, un hindou et un pygmée de se projeter à l’unisson devant le même théâtre d’ombres et de lumières. L’allégorie, c’est ce qui permet à l’image de transcender et transgresser sa dimension textuelle et d’exister dans l’inconscient collectif. L’allégorie, c’est ce qui permet à une œuvre de ne pas être astreinte aux grilles de lecture de son présent pour traverser les époques. L’allégorie, c’est la valeur sacrifiée la première par les idiots utiles du système qui ne manquent jamais une occasion de prouver qu’ils sont trop bien payés pour ce qu’ils ont à dire

L’allégorie, c’est aussi bien Stanley Donen que Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Steven Spielberg etc. Ce fut Spike Lee à une époque. C’est aussi Florent-Emilio Siri, le réalisateur de Nid de Guêpes, L’ennemi Intime, et Cloclo. Dans un monde censé, la générosité avec laquelle Siri travaille cette question  pour investir l’imaginaire du spectateur aurait dû être récompensée et célébrée. Chez lui, chaque cadre, chaque point de montage est pensé comme une porte ouverte vers l’inconscient du spectateur, invité à nourrir l’image de ce que l’idée soulevée à l’écran évoque chez lui. 

Otage est peut-être l’exemple le plus éloquent de cette profession de foi. Pur film de commande, Otage est pourtant le film de Siri qui pousse le plus loin les curseurs de l’abstraction. Le cinéaste taille son récit à l’os et appuie les contrastes francs pour mieux déréaliser l’image et en enrichir la puissance d’évocation. Le film devient ainsi un voyage onirique qui évolue vers la résolution mythologique de son intrigue, où les personnages se confondent avec leur représentation allégorique. Le héros est un chevalier qui ne veut plus endosser son armure, appelé à l’aide pour affronter le dragon qui s’est emparé du château où les démons complotent contre les innocents. Le cinéaste peut se faire plaisir sur l’imagerie iconique (presque liturgique par instant) pour être sûr de ne rien laisser en lui. Otage est un film allégoriquement généreux qui, comme tous les films du réalisateur, a royalement été ignoré à sa sortie et toujours pas réhabilité par son époque.

C’est un film qui dialogue avec son spectateur, et fait confiance à sa capacité de projection dans son imagerie. C’est une œuvre comme celles de Stanley Donen, qui ne soumet pas le pouvoir de son médium à ses codes et ses représentations les plus directes.  Otage n’a été récompensé nulle part, et constituait déjà une proposition de cinéma que l’on soupçonnait d’anachronisme à sa sortie en 2005. Le temps n’a malheureusement pas arrangé les choses. C’est peut-être pour ça que depuis ce film, Bruce Willis a arrêté de faire quoique ce soit: le chevalier n’a plus aucune raisons de sortir son armure.

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