
C’est parti ! La saison des oscars s’apprête à battre son plein, et avec elle l’inévitable cortège de stars en campagne pour leur reconnaissance par un milieu plus sensible à la promotion d’un résultat qu’au résultat lui-même. La récente cérémonie des Golden Globes a donné le top départ des spéculations tous azimuts pour savoir qui de Viggo (Mortensen) ou Christian (Bale) sera le lauréat du petit chauve doré cette année. Mais les plus attentifs d’entre-vous n’auront pas manqué de remarquer la scandaleuse absence (trois années de suite !) de Jake parmi les nominés. Gyllenhaal de son prénom, aka label qualité des films d’envergures moyennes désireuses de passer en passer en première division à travers la prestation de Monsieur Donnie Darko.
On ne sait pas exactement pour quel film Gyllenhaal aurait du concourir cette année, mais qu’importe : il est éligible quel qu’il soit. Même dans un Jean-Marie Poiré écrit par Diablo Cody, le bougre trouverait le moyen de crever l’écran. Pourtant, pas une nomination dans la prestigieuse catégorie n’est venue pour le moment valider le travail du plus zélé des acteurs anglo-saxons. Ce qui n’est pas peu dire, au regard de la compétition intensive se jouant dans l’élite anglo-saxonne de la catégorie (Christian Bale, Leonardo DiCaprio, Tom Hardy…). Concours qui n’inclut étrangement pas Gyllenhaal en son sein.
Pourtant, un simple regard à la carrière du comédien suffit à considérer sa présence dans le cercle de l’ultra-excellence comme allant de soi. Psychopathe post Jim Carrey de Disjoncté dans Night Call, boxeur vampirisé par sa colère dans La rage au ventre, fils mal-aimé et délinquant notoire dans Brothers… A quelques exceptions près, la carrière de Gyllenhaal ressemble au sans-faute de ces acteurs qui bénéficient du luxe de pouvoir choisir leur rôle et de ne travailler que par défi. C’est-à-dire investir des personnages aussi éloignés les uns des autres que de ce qu’est l’interprète dans la vraie vie. Une vraie démarche de transformiste qu’il est quasiment le seul à défendre dans un Hollywood qui n’a plus autant de temps qu’avant à accorder aux acteurs exigeants avec leur art.

De fait coup d’œil à son parcours suffit à confirmer ce que ses films dégagent : Jake Gyllenhaal n’est pas un homme. C’est un bébé-éprouvette cultivé dans un laboratoire avant d’être jeté dehors pour écraser le commun des mortels. Premier film à 11 ans (La vie, l’amour, les vaches de Ron Underwood), explosion à 22 (Donnie Darko de Richard Kelly) et tournages sous la direction de Joe Johnston, Ang Lee, David Fincher et Jim Sheridan avant ses 30 ans… Bref, tout semble sourire à cet enfant de la balle dont l’existence même fait figure d’insulte aux galériens des auditions à 5OO et des « on vous rappellera » des directeurs de casting.
On prendrait bien le temps d’être mesquin et souligner certains choix de carrière peu judicieux (Prince of Persia, le prochain Spiderman – non je ne l’ai pas vu. Mais oui je sais déjà), sa propension -sans doute pas innocente- à s’engager dans des projets « putes à récompenses » (Demolition, Stronger). On tiquerait bien sur sa tendance à se montrer plus regardant sur le challenge posé par un rôle que sur l’intérêt des projets dans lesquels il s’engage. On pourrait même se consoler sur la base de rumeurs qui n’ont pas besoin d’être fondé pour rasséréner notre égo (un bien piètre coup au lit aurait murmuré Taylor Swift). Mais le fait est là : Jake Gyllenhaal est talentueux. Et en plus, il ne se contente pas de l’être: Il bosse.
Le « Gyllenhaal challenge », qui court depuis au moins 2014 et sa prestation flippante de Night Call, pourrait se résumer ainsi: effacer toutes traces d’un « style Gyllenhaal » justement. Ce qui était un défaut en début de carrière- cette absence de personnalité un tant soit peu marquante qui survivrait à ses rôles une fois le film terminé- devint son plus gros atout. Sa marque de fabrique. Le secret d’un mojo qui élève systématiquement les films qui se payent ses services, de La rage au ventre à Stronger en passant par Okja et Les frères Sisters.
Un processus qui ne passe pas seulement par les transformations physiques d’usages, même si le bonhomme est coutumier des rôles qui mettent sa physionomie à l’épreuve. C’est un travail d’appropriation du personnage qui passe par l’effacement de sa persona, comme s’il ne voulait rien conserver de lui-même d’une aventure à l’autre. Et à chaque fois, il creuse beaucoup trop loin pour que l’on se contente d’admirer sa performance. Regardez La Rage au ventre ou Okja : Gyllenhaal fait remonter une névrose, un malaise qui semble vivre une histoire qui n’est qu’entamée par le récit . Les performers donnent tout à l’écran, lui continue de raconter ses personnages en dehors (Jacques Audiard confiait qu’il était incapable de répondre à ses questions sur le plateau des Frères Sisters).

On se doute que pareil résultat ne s’improvise pas. De son aveu même, il en est venu à préférer la préparation au tournage lui-même, comme si faire le film rétrécissait le champ d’horizons qu’il avait embrassé. Pourtant Gyllenhaal ne donne jamais l’impression de s’ennuyer à l’écran. Au contraire, il semble creuser les fissures du personnage au moment où il joue. Comme s’il continuait d’explorer les routes secondaires quand le GPS l’indique sur le chemin principal. L’exercice pourrait se transformer en dualité, mais se mue chez lui en une complémentarité inattendue : c’est parce qu’il est ailleurs que Gyllenhaal est présent.
Il suffit de se souvenir de sa performance dans La rage au ventre, qui survivait en permanence aux facilités d’un récit qui alignait les lieux communs pour espérer cimenter sa cohérence. Ce n’est plus de la polyvalence, mais de l’ubiquité. Il fallait au moins ça pour réussir à concurrencer Tom Hardy sur le terrain de la représentation du chaos immanent à l’âme humaine. A la différence (majeure) que le chaos fait partie intégrante de la persona de Hardy : il en est le portail humain, le messager de ses profondeurs antédiluviennes. Gyllenhaal de son côté, fait le pied de grue devant la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Il a bâti son royaume sur les fondations de ce qui aurait pu rester une simple facilité à se laisser déborder par les aspérités borderline de ses rôles. Comme quoi, il y a toujours un fond dont on ne se débarrasse jamais vraiment.