L’angoisse suprême, c’est de ne plus être en sécurité nulle part. C’est cette idée en vertu de laquelle La guerre des mondes a été perçu (à raison) comme un grand film post-11 septembre. Le danger peut venir de partout, nulle part où aller ni safe place dans lequel se réfugier : l’espace vital américain n’est pas compromis, il est littéralement anéanti. Tom Cruise a beau courir, fuir en avant est la seule option qui lui reste pour masquer son incapacité à influer sur le cours des choses. Aucune montagne n’est trop grande pour le M. Incredible du cinéma américain, mais une invasion extraterrestre donne une leçon d’humilité brutale à celui qui redevient mortel sous un tripode haut de plusieurs etages. Casser l’icône en la recouvrant des cendres de ses congénères après une scène de génocide traumatisante, le coup de semonce ne pouvait être plus brutal pour le public. Plus la menace est grande, plus elle réduit à néant les différences de taille entre les hommes et leurs idoles. Il fallait au moins traiter du lâcher-prise de l’espèce face au chaos de l’univers pour faire jouer un homme normal à notre freak-control notoire.

Morgan Freeman nous prévient pourtant en intro : nous ne sommes qu’une minuscule cellule d’un organisme qui confond l’infiniment grand et l’infiniment petit. L’assurance que Ray Ferrier éprouve à dominer les airs du haut de sa grue de container au début du film se révèle bien dérisoire face aux réalités de l’univers qui s’ouvrent par la suite. C’est d’ailleurs la dernière fois qu’il surplombera le plancher des vaches avant de s’y faire faire clouer. Plus d’autres choix que de rester au sol, et d’affronter sa réalité : l’invasion extraterrestre donc, mais aussi ce lui-même auquel il essaie d’échapper, ses responsabilités parentales et son reflet dont il essaie de se défausser. Car Ray comme son interprète sourit tout le temps mais ne s’aime pas (comme son interprète ?), et ne déteste rien de plus que sa réverbération. Comme lors d’une partie de baseball avec son fils dans le jardin de l’ancienne maison familiale, qui dégénère en dispute. En lançant une balle forte à destination de son aîné, Ray brise son propre reflet dans la vitre opposée. Lapsus à l’image dont la caméra ne perd pas une miette en le filmant penaud à travers le trou qu’il vient de faire. Instant de vérité qui donne à voir au spectateur là où il ne veut pas être vu.
Les événements vont rapidement conduire Ray à se regarder dans une glace. Littéralement après cette course à perde haleine durant laquelle il est ramené au rang d’insecte face aux gigantesques envahisseurs. Par essence, le film-catastrophe ramène toujours l’homme à son insignifiance face aux forces de la nature, mais peu ont réussi comme Spielberg à imprimer ce sentiment à même l’âme du spectateur. Comme si le réalisateur inversait le point de vue de cette tétanisante scène de La liste de Schindler, dans laquelle le personnage de SS incarné Ralph Fiennes s’adonnait au tir sur cible vivante. Ici, l’expressivité du jeu d’échelle et de massacre de la scène pré-citée se révèle déjà éloquente en soit, mais le regard tétanisant que Cruise, rescapé de l’horreur démuni et dénudé, se jette à lui-même, enfonce le clou dans l’œil du public. Comme une allitération du choc rétinien que l’on vient de vivre. Dès lors, il ne reste plus grand-chose à Ray, sinon l’instinct primitif de ménager un espace vital à ses enfants. Pour ce père absent soudain contraint à la surprésence, cela réside à poursuivre le mirage de la maison de la famille ex-femme, en l’absence d’autres repères.

Essayer de reprendre un semblant d’emprise sur la situation, c’est tenter de ménager un bout d’espace susceptible de faire écran entre eux et l’extérieur : dans la voiture (ce plan-séquence circulaire autour du véhicule lancé à toutes berzingues, la scène du ferry), la maison de son ex et son mari, ce sous-sol glauque dans lequel il rencontre l’ennemi intime… Toutes les tentatives pour retrouver une zone de confort sont systématiquement mises en échec, les monstres se retrouvent toujours à leur porte. Il n’y a plus nulle part où aller, ni lit sous lequel se réfugier. En cela, La guerre des mondes est un très grand film d’horreur expressionniste, qui place la peur primale du cauchemar éveillé à hauteur d’apocalypse (ou l’inverse). Une imagerie aussi oppressante que fascinante, dont Ray s’échine désespérément à éloigner des yeux de ses enfants. Pour ce rescapé du massacre, protéger les siens c’est aussi préserver leur regard, ainsi que celui du spectateur. Voir toutes ces scènes où il demande à sa fille de fermer les yeux, allant jusqu’à les lui bander avant d’affronter le personnage de Tim Robbins (son fils lui dira d’ailleurs avant de se perdre dans les flammes de l’enfer : « Je dois voir ça »).
Ici, Spielberg jongle avec les points de vue avec la virtuosité de celui qui a toujours conscience de ce qu’il doit montrer au public et quand le montrer, et distillée au compte-gouttes, la réalité ne nous épargne pas pour autant. Au contraire. De fait, si la fin restitue quelques parcelles d’héroïsme à Cruise, le happy-end faussement rassurant se double d’un goût d’amertume qui ne part pas. Confrontés de plein pied à l’horreur, sa fille et le public n’oublieront pas ce qu’elle a vu, et si les monstres s’en vont ce n’est qu’à la faveur d’un ecosysteme terrestre inhospitalier. La fin de l’innocence, c’est confronter l’homme à sa place dérisoire sur l’échelle de l’évolution. Ce qu’on appelle chaos n’est jamais que l’expérience de notre fragilité absolue et notre incapacité à ordonner quoique ce soit lorsque l’univers se met en mouvement. Ni seuls ni maitres, juste serrer les dents et attendre que ça passe. Les lois de l’espèce se rappellent toujours à la civilisation: Spielberg ne disait pas autre chose depuis au moins Jurassik Park. En cela, ce n’est pas La guerre des mondes qui fait écho au 11 septembre, mais l’inverse.