On a souvent qualifié les deux Equalizer de films de bourrins trempés dans le pâté. Même les plus ardents défenseurs de la chose s’accordaient pour reconnaitre que leur goût pour la charcuterie jouait grandement dans l’affection qu’ils pouvaient nourrir pour le vigilante-flick d’Antoine Fuqua.
Pourtant, sans transformer les deux films en sommet de délicatesse, il suffit de les comparer avec un autre dyptique bien connu pour apprécier la (relative certes) finesse d’Antoine Fuqua. Car quand bien même ils ne s’adressent pas tout à fait au même public, les Sherlock Holmes de Guy Ritchie doivent gérer un personnage similaire : un détective asocial limite autiste, expert-en-close combat et doté d’un sens de la déduction qui confine au sixième sens. En bon réals-concepts issus de la pub et du clip, les deux bonhommes arrivent avec le projet de matérialiser à l’écran les rouages du radar analytique de leurs lascars. Mais entre le bourrinage à coup de pinceaux et celui à pots de peintures, les deux réalisateurs ont leur façon bien à eux de donner de l’écho à ce que Christian Metz appelait « l’état de sur-perception » du spectateur de cinéma à travers celui de leur personnages principaux.
Prenons cette scène issue du premier Sherlock Holmes, qui plonge le personnage dans une ambiance de combat clandestin qu’affectionne le réalisateur depuis Snatch. On pose un style, mais pas un personnage : on est déjà au courant de la nature des pouvoirs de Holmes depuis la scène d’introduction. Pas de surprise en vue donc, d’autant que Ritchie prend soin de ne rien laisser à notre appréciation. Une fois encore, on assiste à la prévisualisation du héros de la situation. Le réalisateur dilate le temps et la voix-off oralise la pensée du détective et détaille tout ce qu’il compte faire. Il se projette d’abord la scène avec force emphase sur la méthode qu’il va employer pour venir à bout de son adversaire. Ralentis, zooms numériques et accélérés jouent des coudes pour émuler visuellement l’activité des synapses du héros. Une fois son choix arrêté, il exécute sa pensée pour de « vrai » en temps réel saccadé pour déborder le belligérant dans une vitesse inversement proportionnelle à la préparation.
Comme d’habitude chez le réalisateur de Snatch, le découpage à la rue se planque derrière les effets de style, mais l’important n’est pas là. Car faire « entrer » le spectateur dans la tête de son héros chez Ritchie, c’est placer sa relation avec le public sous le signe d’une connivence qui aplatit complètement leur interaction. On n’a strictement rien à faire en tant que spectateur : Ritchie fait dans la livraison à domicile et nous donne la becquée pour raconter son personnage. On montre tout et on repasse le fait accompli trois fois au feutre pour être sûr de n’avoir rien oublié. C’est ludique comme une blague de bistrot racontée par un pilier de comptoir qui parle (trop) fort à l’approche de la chute. Mais c’est surtout représentatif de la contradiction d’un film qui raconte un héros caractérisé par son intuition en annihilant totalement celle du public. On se borne à attendre passivement que Sherlock nous explique ce qu’il se passe, sans être mis à contribution par l’enquête. Tout ce qui est laissé à notre intuition tiendra dans les coups de coude dans les côtes que nous balance Ritchie pour évoquer sa parade homoérotique avec Watson.

Quoiqu’on en pense, le succès de Sherlock Holmes a forcément installé des standards qui se sont imposés à l’industrie hollywoodienne. Antoine Fuqua et son équipe ne vivant pas dans une grotte, il est évident qu’Equalizer n’aurait pas existé sous cette forme-là sans le précédent pour guider sa conception. Par souci d’honnêteté intellectuelle, on évitera ainsi d’invoquer la simple association d’idées pour balayer les points communs entre les deux films d’un revers de la main. L’intérêt n’est donc pas d’attribuer la primeur du concept du héros sur-perceptif qui dilate le temps et l’espace pour passer la situation au crible : il faut rendre à Guy ce qui appartient à Ritchie.
Néanmoins, la différence de conception se révèle suffisamment nette pour différencier clairement les deux démarches (la preuve, personne ou presque n’a parlé de plagiat à la sortie). Mieux, The Equalizer pose un antagonisme avec son prédécesseur à l’aune de l’interaction que Fuqua entend crée entre son héros et le spectateur.

On reprend la scène-pivot, ou après avoir passé la première bobine à faire semblant d’être comme tout le monde, le héros décide enfin de tomber le masque. Fuqua a préparé le terrain : sa caméra apprivoise le personnage avant de le lâcher dans la nature. Pas question de forcer la confidence, le réalisateur respecte son espace et se garde bien de jouer les intrus dans le quotidien délibérément solitaire et strictement délimité que s’est bâti Robert McCall. La distance de sécurité entre lui et nous, c’est celle qu’il a choisi d’instaurer avec le monde pour préserver son anonymat. Mais même sans avoir lu le sujet, on sait de quoi il s’agit. On devine qu’il se met délibérément dos au mur pour ne plus avoir d’autres choix que de passer à l’action. Excités comme des gamins à la chasse aux œufs de Pâques, on trépigne de savoir ce qui se cache dans le Kinder surprise. Et on n’est pas déçu.
On appréciera ici les différences avec le dispositif de Ritchie. Pas de voix-off pour nous mettre tout ce qui va se passer dans la bouche. Pas de prévisualisation pour amputer l’impact du résultat. Pas d’effets de styles pour maquiller un découpage foirasse. En bon pratiquant de boxe anglaise, Fuqua a pris le temps de maitriser ses appuis avant de passer aux combinaisons. Il dirige le regard du spectateur vers les détails cruciaux sans lui expliquer le pourquoi du comment. Autant de pièces d’un puzzle élaboré par McCall qui prend forme lorsqu’il passe à l’action. Comme un kata ou chaque mouvement est codifié à l’aune de la trajectoire que le héros a défini, en fonction des objets qu’il compte utiliser et des déplacements qu’il a anticipé de ses adversaires. Loin de succomber à la tentation de la frénésie, le montage l’accompagne dans ses enchainements. Serein, concentré, sans un battement de coeur plus fort que l’autre. Faire péter le bouchon de liège c’est une chose, mais servir sans laisser une goutte à terre en est une autre. La brièveté du moment ne nous empêche aucunement d’en déguster chaque gorgée : Fuqua nous déplie « The Big Picture » un élément après l’autre, en nous laissant les réagencer.
Laisser le temps de la mise en place pour ensuite déborder les attentes du public, c’est toujours un rythme de récit judicieux. Mais dans le cas d’Equalizer, ça permet également à Fuqua d’installer un début d’interaction avec le spectateur avant même que le personnage n’ait dévoilé quoique ce soit. Ainsi, quand McCall appuie sur le bouton ON, nous sommes subjugués mais pas débordés : on a déjà connecté préalablement avec ce personnage avant qu’il nous montre sa main. C’est toute la différence entre faire participer le public au fait en train de s’accomplir et le mettre devant le fait accompli, entre le rendre actif de son dispositif et le condamner à la passivité, entre jouer aux legos avec le personnage ou le regarder s’éclater tout seul.