Quiconque a vécu ne serait-ce que de loin l’épopée des années 90 en affiches de cinéma et en jaquettes de vidéoclub se souvient de l’odeur de souffre qui se dégageait instantanément de certains titres. Reservoir Dogs, True Romance, L’âme des guerriers, les films de John Woo… L’appel de l’expérience interdite résonnait dès le contact de la rétine avec la première de couverture. Ce n’était plus des films, mais des « films-chocs », du temps où cette expression avait encore un sens. Des barils de produits chimiques qui mettaient le spectateur en garde avant usage, avec la fameuse bannière « interdit aux moins de 16 ans » à la place de la tête de mort pour dissuader les âmes sensibles et exciter les aventuriers de la pellicule agressive. « Attention, Danger » : ça tombe bien c’est justement ce qu’on est venu chercher, et tant mieux si c’est contagieux. Le (vrai) cinéma n’est pas un art de distanciation sociale, mais du contact direct et frontal.

Comme tous les produits sulfureux de son époque, Menace II Society entretenait sa mystique dès son affichage. Rien de spectaculaire à priori, il suffit de s’y attarder pour mesurer la nature de la promesse engagée. Le grain, la mise au point incertaine, l’avant-plan peu occupé … Autant d’éléments qui jettent le flou sur les motivations des personnages mal identifiés, voir anonymes. Ils sont là, mais on ne sait pas trop pourquoi. Le titre et sa police jaune criarde, mal dessinée donc d’autant plus visible, écrase leur visibilité et nous aiguille sur leurs intentions : des menaces. Straight Outta South Central, on comprend qu’ils ne sont pas là pour faire des amabilités. Appuyer pour lecture, c’est leur ouvrir la porte d’entrée à travers l’écran de télévision. Vous êtes surs d’être prêt pour ça ? Évidemment que non. C’est justement pour ça qu’on y va.
Bref on le comprend, Menace II Society avait un pacte à honorer. Pas question de faire dans la demi-mesure : à l’instar des bandes de son acabit, le premier film des frères Hugues est lié par une promesse de sang au public qui l’attend au tournant. La contre-culture ne se dandinait pas sur le fil Facebook de Konbini en ce temps-là : parole donnée valait engagement de ses instigateurs et s’éprouvait dans la rencontre avec le spectateur. Il fallait que ça tape pour être validé.Or, les frères Hugues ne sont pas hommes à se débiner, et mettent leur menace à exécution dès les premières secondes.
Dés la première scène, les Hugues donnent le ton. Deux noirs entrent dans une épicerie pour acheter de la bière. Rien de plus normal, si ce n’est que les gérants se mettent sur leur garde dès qu’ils franchissent la porte. Sans raisons apparentes, si ce n’est qu’eux-aussi connaissent l’affiche: la menace vient de s’inviter chez eux, et ils ne peuvent pas appuyer sur stop pour arrêter le film. La femme les suit dans les rayons, l’homme les surveillent d’un oeil inquiets. Les Hugues tendent la corde au maximum: les angles de caméra instaurent un climat de tension que des panoramiques ultra brusques font monter en pression. Les choses s’emballent, le noeud se resserre autour de la gorge des personnages, on passe tout près de l’affrontement. Mais juste quand on pensait en être sorti, les Hugues profitent que nous regardions ailleurs pour nous claquer l’élastique au visage
En un instant et un mot plus haut que l’autre, la normalité vole en éclat et nous fait rentrer dans une spirale de violence d’où ne sortiront plus les personnages, qui viennent de sceller leur sort. On est prévenu, il faudra conserver une garde haute pour ne pas se faire faucher. Un rien suffit à suffit à transformer une virée à l’épicerie du coin en double-homicide. Ça se passe comme ça dans le quartier, comme le dit le narrateur et personnage du film. Welcome to the hood.
Même s’il s’insère dans la brèche des « films de ghettos » ouverte par le Boyz in the Hood, Menace II Society est un film qui prend le genre en embuscade. Là où le film de John Singleton chevillait la force de son constat à sa dimension naturaliste, les Hugues n’entendent pas s’effacer par responsabilité. Les Hugues osent l’hyperbole expressionniste pour imprimer la descente aux enfers de leur personnage sur le contexte dans lequel il évolue (ce qui leur a parfois été reproché), et nous chevillent à son point de vue pour préserver notre regard du jugement qui s’exerce sur lui au sein du récit. A l’instar d’un Martin Scorsese, (le film cite d’ailleurs le réalisateur des Affranchis à plusieurs reprises), auquel ils reprennent l’idée du narrateur qui prend le spectateur par la main du spectateur pour mieux le suspendre au-dessus du vide. La visite guidée et commentée dans South Central se retrouve ainsi ponctuée par des explosions de violence subites, subies ou administrées par les personnages. On a beau être aux aguets, la surprise nous cueille systématiquement au menton. Comme si nos sens étaient tétanisés par l’instant, à l’instar de ces plans en steady-cam qui balayent l’espace dans toute sa largeur pour traduire la panique des personnages, qui pas plus que nous ne savent où fixer leur regard. Nous pensons être bien assis, nous sommes en état de précarité permanente.
Autrement dit, Menace II Society qui doit choquer, car le choc est sa raison d’être. Mieux que personne, les Hugues ont compris les années 90 et son spectacle de la violence déréalisée et accessible à tous (voir la K7 de la tuerie que le personnage d’O-Dog se repasse en boucle avec ses potes, comme s’il regardait un souvenir de vacances. On appelle ça une prémonition). La même qui fonde leur argument de vente et à laquelle ils opposent les conséquences au spectateur, anesthésié par son exposition prolongée à la brutalité de son époque. Vous êtes prévenus: Menace II Society n’est pas un ride, mais une ballade en drive-by-shooting. Il faut payer le prix pour se faire secouer les sens. C’est ce qui s’appelle donner le ton.