MISE A PRIX: JOE CARNAHAN ENTER THE VOID

Joe Carnahan n’aime pas la facilité. C’est une évidence pour tous ceux qui suivent de près sa carrière et se désolent des nombreux projets avortés qui émaillent la filmographie fantôme du réalisateur (en vrac : Mission Impossible 3, le remake d’un Justicier dans la ville, Bad Boys 3…). Mais sa rareté n’est pas seulement le fruit d’une incompatibilité de caractère entre lui et un Hollywood de moins en moins prompt à s’accommoder des mavericks intransigeants qui gueulent plus forts que les actionnaires. Hypothèse probable mais insuffisante pour caractériser les réalisateurs grands-publics qui défient le spectateur sur le terrain de ses attentes.  A l’instar d’un George Miller avec les Happy Feet, le système n’est pas seul à résister à Joe Carnahan, et il faut (re)voir Mise à Prix pour s’en convaincre. 

Mise à prix raconte l’histoire de Buddy Israël, magicien de Las Vegas devenu caïd de la mafia par dilettantisme, qui s’apprête à balancer les gros bonnets au FBI en échange de son immunité. Mis au frais par les fédéraux dans un penthouse ultra-sécurisé, Buddy devient l’objet d’un contrat promettant aux tueurs les plus impitoyables du marché une somme mirifique en échange de sa mort. S’ensuit une course contre la montre pour sauver le gangster déchu et clown triste à temps complet, alors que tout ce petit monde s’apprête à se disputer sauvagement sa tête. 

La fleur au fusil

Vendu à l’époque un roller-coaster énervé et violent, Mise à prix était attendu comme une bouée de sauvetage dans un paysage hollywoodien déjà acquis au consensus des grandes marques. On rêvait déjà de voir Carnahan appliquer la logique frontale et jusqu’au boutiste de Narc à un action flick shooté à l’adrénaline, où les personnages haut-en-couleurs se disputaient les meilleurs mots dans un écrin formel virtuose qui ne se refusait aucune outrance. Une sorte d’antidote reptilien pour tous les nostalgiques de cinéma de genre dont l’impertinence se conjugue avec l’exigence de son instigateur. Bref, on voulait que Carnahan contrevienne à son époque pour combler nos attentes. Mais comme on l’a dit, ce serait trop facile pour le cinéaste, qui va s’employer à renvoyer dos-à-dos le système et le public qui pensait être acquis à sa cause.

Une démarche qui se manifeste dès la première scène, où Carnahan joue sur nos schémas d’attentes pour orienter notre interprétation des événements. Un van en planque devant une maison des mafieux, deux fédéraux branchés sur la conversation téléphonique des résidents, et des bribes de mots qui s’échappent d’un dispositif d’écoute déficient : le cinéaste lance le récit sur des bases ouvertement tronquées. Mais pas plus que les personnages nous ne pensons à questionner ce que nous avons vu et entendu. La séquence de briefing qui succède enfonce le clou, Carnahan cartographiant les tenants et les aboutissants de l’affaire dans un dispositif qui joue des coudes avec le Scorsese de Casino. 10 minutes pour nous introduire autant de personnages différents et une somme d’informations multipliée au carré : on pourrait déjà se satisfaire de la virtuosité déployée. Mais Carnahan ne saurait se contenter d’une scène anthologique en soit, et va s’appliquer à démonter la raison d’être du standard qu’il vient de poser. 

Body double

C’est Buddy Israël lui-même qui introduit oralement la problématique lors d’une confrontation douloureuse avec son bras droit : la vérité n’est qu’une illusion; une construction qui s’élabore avec le consentement dès l’assistance qui ne perçoivent que ce que le magicien veut bien leur faire voir et entendre. Un château de cartes qui s’effondre alors que Buddy fait le constat son identité fracturée dans le miroir, sans savoir avec quel œil contempler son abime intérieur. 

Ainsi, à mesure que Carnahan pose des points d’interrogation sur les réponses que le spectateur pensait avoir intégrer, c’est l’identité même de son film qui change progressivement de nature. Notamment vis-à-vis des personnages, icônes cool, délurées et parées au combat, mais surtout images d’Epinal qui s’effritent au cœur même de l’action. C’est cet assassin qui accompagne avec douceur et compassion le dernier souffle de sa victime. Cet homme de main déchiré par la trahison de son patron. Cette tueuse lesbienne écrasée par l’excitation de sa partenaire et qui rechigne à sortir les armes. Cet agent du FBI, dont les croyances s’effondrent à la même vitesse que celle du spectateur, et qui voit ses motifs d’action rejetés par l’absurdité de l’intrigue.

Ainsi, les trajectoires se dérèglent à mesure qu’elles s’entrechoquent, et l’ecosystème d’ultraviolence vertueuse se disloque à mesure que vient la confrontation attendue et maintenant redoutée. La fissuration de l’identité des individus résonne dans un oxymore narratif où les belligérants perdent progressivement leur raison d’investir l’arène à mesure qu’ils s’en rapprochent. Carnahan va chercher les points de montage les plus subliminaux (on pense à Edgar Wright) pour trahir sa cosmogonie et faire siffler l’air pesant du requiem sur ce qui s’annonçait comme une fanfare décomplexée. Aux antipodes de toutes considérations carriéristes, les acteurs s’investissent corps et âmes dans leur rôle, certains lâchant même la prestation de leur vie (mention spéciale à Jeremy Piven et Ryan Reynolds) sans compensation pour leur égo.

A ce stade, le spectateur a déjà intégré que la dimension cathartique du spectacle de la violence ne sera pas au rendez-vous. Que les personnages ne trouveront pas une raison d’être dans un baroud d’honneur sanglant, et ne reconstruiront pas leur identité la fleur au fusil. Même les éléments les plus disruptifs, censés générer un décalage salvateur avec l’ensemble se transforment en promesse d’un cataclysme imminent (voir les Tremors brothers). Forcément, quand le gong retentit, ce n’est pas flatter le cerveau reptilien du spectateur, mais le taper à l’estomac. Un carnage gratuit et inutile, où les protagonistes deviennent les sacrifices expiatoires d’une raison d’état sibylline.

Ennemi d’état

A l’époque de la sortie, Carnahan ne faisait pas de mystère de la lecture politique de son film, pensé comme une métaphore de la politique étrangère de l’administration Bush alors en place. Avec un personnage comme Buddy Israël isolé dans une Tour d’Ivoire, une guerre déclenchée sur la base d’informations faussée et un bain de sang perpétré pour un bas calcul politicien, nul besoin d’être médium pour discerner les appels du pieds opéré par le cinéaste à la deuxième guerre d’Irak. 

Mais contrairement à la plupart de ses collègues militants du dimanche, Carnahan ne se contente pas de déplier la carte de ses indignations. Il confronte directement le spectateur en dupliquant la communication de la mandature républicaine dans son dispositif même. Sortir le spectre d’une guerre nécessaire et fédératrice en brandissant un flacon d’anthrax devient ainsi la promesse faussée d’un roller-coaster déridé, enregistrée à l’arrière d’un wagon. Exprimer ses prises de position c’est bien, savoir les traduire cinématographiquement c’est autre chose.

Ainsi, aussi pertinente soit cette interprétation, réduire Mise à Prix à son écho politique serait une façon d’organiser un chaos qui laisse sans réponses des personnages dévastés. Plus rien n’a de sens à la fin de Mise à prix. Ni les morts, ni les réponses fallacieuses à l’argument initial apportées par le twist, ni la rage du personnage de Ryan Reynolds. Juste un abime existentiel qui ne peut plus guère se raccrocher qu’à la destruction pure et simple d’un système fondé sur une dualité aussi irréconciliable que destructrice. Accepter la perte, c’est la thématique fondamentale de ce cinéma stoïcien, qui ne peut faire autrement que de détruire l’univers de ses protagonistes pour les conduire à embrasser leur essence. C’est aussi guider le spectateur sur un sentier où lâcher-prise avec ses attaches et ses cadres mentaux est la condition sine qua non pour se mettre au diapason de l’humanisme brutal du réalisateur.

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