SHEPHERDS AND BUTCHERS: LA PEINE DU BOURREAU

La peine de mort, c’est comme le racisme et les pizzas à l’ananas : tout le monde a son opinion dessus, et c’est le plus souvent (mais pas toujours, hélas) pour en dire du mal. D’où le piège tendu à tous ceux qui seraient tenté de s’en emparer : comment dépasser le consensus général sans s’aliéner la prise de position que le thème inspire automatiquement chez le spectateur ?

Sans compter parmi les grands films sur le sujet, Shepherds and Butchers a moins le mérite de prendre les évidences de front en choisissant un cas pour le moins particulier. A savoir l’histoire (vraie of course) d’un gardien de prison blanc écroué pour le meurtre de sept noirs dans l’Afrique du Sud pré-Mandela de 1987. Ajoutez-y le fait que le candidat à la potence se chargeait lui-même de passer la corde au cou des condamnés dans la taule où il travaillait, vous obtenez un prototype qui challenge les valeurs humanistes du plus fervent des abolitionnistes. Tueur et bourreau : un véritable défi à l’empathie dont va se servir son avocat militant et acharné pour mener sa croisade devant les tribunaux … 

C’est la très bonne idée du film du film sur le papier, ainsi que son principal écueil à l’écran : mettre à l’épreuve les certitudes à travers un cas indéfendable. D’autant que le réalisateur Oliver Schmitz balaye le moindre doute quant à la culpabilité de l’accusé dès la scène d’introduction, qui le montre sans ambiguïté exécuter sept hommes de sang-froid. Pas question pour le spectateur d’ignorer la nature du forfait : nous sommes témoins en prise directe de l’horreur. Notre jugement est déjà dirigé contre nos convictions, l’empathie pour les victimes et la répulsion pour le monstre reprennent leur place d’avant le pacte social moderne. 

Malheureusement, Shepherd and Butchers s’empresse bien vite de faire machine arrière. Dès la rencontre de l’avocat incarné par Steve Coogan avec le tueur, le cinéaste s’empresse de nous faire comprendre que celui-ci, pour reprendre une formule consacrée, est responsable mais peut-être pas coupable. Le visage poupin de l’acteur Garion Dowds (au demeurant excellent) manifeste une précipitation à réorienter l’empathie du spectateur qui annule son pourtant passionnant postulat de départ. Ok, on l’a vu flinguer plusieurs mecs auparavant, mais ce type-là ne peut pas être un tueur sans états d’âmes. C’est forcément une victime comme les autres, comme celle qui sont tombées sous ses belles. 

Or, en s’abstenant de faire le procès spectatoriel de l’individu pour se concentrer directement sur celui du système, Schmitz ne fait pas qu’annuler les potentialités de son postulat de départ. Il réconforte le spectateur dans ses certitudes et réordonne son univers dans le bon sens. L’avocat abolitionniste ne peut pas être un pasionaria aveuglé par sa cause, puisqu’il a vu comme nous le chien battu dans la bête qui a mordu. Le procès ne peut-être celui d’un mass murderer dépourvu de conscience, mais forcément celui du système qui l’a engendré. Bref, tout va bien dans le meilleur des mondes. La mise à l’épreuve n’aura pas duré longtemps. 

Difficile de savoir si cette erreur est attribuable à un rétropédalage assumé, où à la préparation expédiée d’un film qui semble par ailleurs avoir été conçu dans la précipitation et la précarité. D’une reconstitution inexistante (l’histoire se déroule en 1987, mais rien ne change à part la coupe des shorts) à une postproduction qui semble avoir oublié de cocher les cases « étalonnage » et « mixage sonore » sur la feuille de service, Shepherds and Butchers ressemble plus souvent à un rough cut qu’à un montage définitif à proprement parler. Un sentiment renforcé par des scènes de procès souvent mécaniques, dans lesquelles un Steve Coogan trop flegmatique pour être habité essaie d’exister en ténor du barreau qui part à l’attaque de la montagne de l’opinion publique. 

Et pourtant, en dépit de toutes ses scories, Shepherd and Butchers réussit à ébranler le spectateur. Sporadiquement, Oliver Schmitz fait violence à son approche timorée en renouant avec la frontalité de sa scène d’introduction. On parle ici des témoignages durant lesquels le gardien meurtrier est appelé à la barre, et relate son expérience dans le couloir de mort aux oreilles de l’assistance et aux yeux du spectateur. Les dispositifs judiciaires et cinématographiques prennent alors en otage l’attention ceux qui ont choisi de s’asseoir dans leur enceinte. Ce n’est plus l’accusé qui est coincé au prétoire, c’est nous qui sommes forcés de l’écouter : le piège se referme, et le miroir s’inverse depuis l’expérience vécue du bourreau, que personne n’a envie de partager avec lui. Trop tard : la plongée dans le sordide ne nous épargnera aucuns détails. 

Même ceux qui ne mangent pas de viande ne veulent pas savoir comment celle-ci est fabriquée. L’image d’un abattoir humain s’imprime dans la rétine pour y rester. D’un coup, l’empathie pour l’accusé s’actionne autrement que par l’identification par connivence, et le propos détourne nos automatismes pour s’adresser à nos affects. Le film balaye alors les convictions des uns et des autres (pour ou contre, peu importe) en déplaçant les termes traditionnels du débat de ceux qui subissent la sentence (les condamnés à mort) à ceux qui l’administrent (les bourreaux). Peut-on tolérer un système qui ne peut déléguer sa basse besogne et survit sur le sale boulot des uns dont les autres ne veulent pas entendre parler?

A l’instar de son personnage principal, Shepherds and Butchers assume de faire le procès d’un système à travers son affaire, et ne chope jamais autant le spectateur à la gorge que lorsqu’il cheville son point de vue à la parole de celui que l’on ne veut pas écouter. La prise se révèle trop lâche sur la longueur pour créer le malaise voulu, mais les étranglements sporadiques laissent néanmoins quelques traces sur la gorge. C’est déjà pas mal.

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