« Le cinéma est mort ». C’est pas moi qui le dit, façon youtuber beauté à la recherche du buzz bien gras qui lancera son blog sur les moteurs de référencement, mais Martin Scorsese en personne. « Le cinéma est mort. Le cinéma avec lequel j’ai grandi et celui que je fais aujourd’hui est mort ».
De la même génération que le réalisateur de Casino, Steven Spielberg n’en pense pas moins. Instinctivement, on pensait que le cinéaste le plus cité/ référencé de ces 15 dernières années viendrait revendiquer son territoire sur les images structurant l’imaginaire 2.0 avec Ready Player One. Si c’est bien le cas d’un point de vue purement filmique, le parrain de la pop culture actuelle connait trop les subtilités de son médium pour figer son expression sur un régime donné. Non seulement « tonton » ne s’octroie aucun droit de propriété quel qu’il soit sur les modalités du signifiant, mais il appelle le monde virtuel à se saisir du signifié (plus précisément les icônes du monde analogique) pour se le réapproprier. C’est le passage de flambeau du plus grand réalisateur du monde qui se proclame sujet et non pas monarque de sa discipline.
Ça tombe bien, vu que le feu sacré brûle d’une belle intensité chez Juan Antonio Bayona, son successeur désigné. D’aucuns attendaient de Jurassik World : Fallen Kingdom qu’il casse le moule du blockbuster actuel pour le façonner sur des référents plus nobles. Mais en bon premier de cordée de la lignée spielbergienne, Bayona ne cherche pas l’assentiment de son mentor. En effet, le cinéaste ibérique ne bâillonne pas la bassesse de la condition sociale de son film sur l’échelle de respectabilité hollywoodienne. Mieux : il revendique l’impureté de sa raison d’être (en tant que pièce rapportée d’une franchise rapiécée, qui en est au stade de la séquelle d’un simili-remake déguisé en reboot) comme essence de sa singularité. A l’instar du premier Jurassic Park, la fabrication commente le propos: Fallen Kingdom postule du même droit à la vie pour lequel se battent ses dinosaures, créations génétiques dont l’existence même transgresse l’équilibre de l’évolution. Fallen Kingdom devait parapher l’acte de filiation Spielberg-Bayona, il notifie le meurtre du père par celui qui était désigné comme son fils : non, son cinéma ne sera pas le même. Parce LE cinéma ne sera plus jamais le même.

» Tiens, vlà les clés et démerdes-toi ».
On peut s’en alarmer. On peut extrapoler sur un futur utopique sur la base d’un passé fantasmé, et se répéter qu’on a surement merdé quelque part. Ou on peut faire le choix de vivre au temps présent, comme Christopher McQuarrie avec Mission Impossible : Fallout. Sans doute la franchise (et le cinéma de McQuarrie d’une certaine façon) était-elle valorisée à l’aune de sa dimension séditieuse avec les canons du blockbuster actuel. Mais faire bande à part, McQuarrie n’en a cure. Non seulement il introduit une continuité rétroactive à l’ensemble de la seule saga « stand-alone » du paysage hollywoodien actuel, mais il embrasse la logique de spectacle vivant infusant le blockbuster moderne (auquel le précédent épisode, plus old-school et cérébral dans sa conception, faisait résistance). Aux quelques-uns qui faisaient de ces deux points des questions de principe, la démarche déplut. Les autres reconnurent la capacité du réalisateur à profiter de son époque comme d’une opportunité de (re)penser les fondamentaux d’une licence (enfin) décorsetée (un peu) de la persona de sa star. Une mort ? Non, une renaissance.
Une pensée qui a sans doute traversé l’esprit des frères Coen plusieurs fois avec La ballade de Buster Scruggs, première incursion des frangins sur Netflix qui signent ironiquement leur film le plus « cinématographique » depuis au moins True Grit. En effet, sous sa structure de film à sketches, La balade de Buster Scruggs est une déclaration d’amour à un cinéma qui n’existe plus, tout simplement parce que son média n’existe plus. Du moins sous sa forme traditionnelle, à savoir le grand-écran comme lieu exclusif du déploiement de sa mythologie. Le(s) film(s) exhalent ainsi une ampleur lyrique, une inventivité scénique, une majesté propre aux grands récits qui débordent systématiquement le cadre de l’écran de salon sur lequel nous le regardons. Que des réalisateurs qui ont toujours autopsié leur moyen d’expression (le cinéma) à l’aune de sa capacité à traduire le surgissement du mythe revendiquent un tel paradoxe n’est pas un hasard. Parce qu’il lie le mythe à son moyen de transmission pour mettre en scène leurs funérailles communes, La ballade de Buster Scruggs restera peut-être comme le film qui aura pris l’initiative d’acter le basculement de son médium. Les Coen ramènent ainsi le western, pourvoyeur d’imaginaire cinématographique par excellence, à son essence même : une histoire de vie et de mort, de naissance d’un monde et de deuil d’un autre.
« And I don’t wanna keep bringing up the greater times/But I’m a dreamer, nostalgic with the state of mind.”
En 2006, le rappeur Nas effectua un come-back retentissant lorsqu’il sortit son nouvel album intitulé « Hip Hop is Dead ». Une provocation qui cristallisa les débats d’une époque où l’acte de décès du rap était acté à coup d’éditoriaux concernés et de lamentations de puristes. Mais sous la formule tapageuse du rappeur de Queensbridge se nichait une volonté de mise au point : oui le hip-hop qu’il avait connu était mort et il posait symboliquement poser une fleur sur sa tombe pour en faire le constat. Mais le hip-hop en tant que culture, donc une entité en perpétuel mouvement, continuait son chemin…
Voilà des années que le 7èmeArt stagne dans une période de transition qui concerne tout autant son support de diffusion que les moyens qui président à sa conception. La substitution de l’argentique par le numérique, la lutte d’influences entre les plates-formes de streaming et les exploitants de salles, l’hégémonie écrasante du tout-franchise… Autant de signaux indiquant que le consensus qui érigea le cinéma comme l’art majeur du XXème siècle a vécu. L’heure est venue de trancher le débat, ce que chacun des réalisateurs précités a fait à sa manière. Faire ce que l’on a, et pas avec ce que l’on veut : sur petit ou grand-écran, en numérique ou en argentique. Oui, le cinéma est mort comme l’a dit Scorsese. Mais vous pouvez tranquillement digérer les fêtes et finir de roter la dette écologique d’août prochain: le cinéma est vivant. Martin Scorsese est probablement en train de se dire la même chose sur le banc de montage de son prochain film, The Irishman. A découvrir si tout va bien à Noël 2019 sur Netflix.