Jamais l’état d’esprit des romans de James Ellroy n’a été aussi bien retranscrit dans un personnage de cinéma. Pourtant, le diamond dog n’a nullemment contribué en rien dans la conception de Mike Brennan, l’über-ripoux qui ne rigole pas interprété par Nick Nolte dans le génial Contre-enquête, du grand Sidney Lumet. Brute épaisse fort en gueule, pédé refoulé qui nargue ses pulsions en cassant du queer, pervers narcissique au sens (vraiment) propre, géant au regard d’assassin, et flic pourri jusqu’ à l’os. Bref, un sick mother fucker comme on en fait plus.
Vêtu inlassablement de la même tenu, Brennan est le tyran de la cosmogonie délétère de la Grosse Pomme, le Golem des recoins les plus sordides du NY sauvage des années 90. Il faut le voir transformer le meurtre d’un travesti en acte de strangulation lubrique, imposer sa volonté à ses collègues sous couvert d’une bonhommie de façade, arracher la chemise d’un ponte de la mafia italienne sans égards pour son rang. Brennan est un électron-libre plus sauvage que la jungle dans laquelle il évolue, un concentré de mal 100% organique qui fait l’amour au sordide et bave sa folie suintante sur les trottoirs du vice. Sa noirceur fait peur à la nuit: le vrai Baba Yaga, c’est celui qui n’a pas besoin d’être désigné comme tel pour être.
Car Sidney Lumet prend son temps pour sculpter la silhouette de boogeyman de son personnage. Pas de ralenti emphatique sur son arrivée dans une ruelle sombre ici , ou de musique grandiloquente pour paraphraser ce que l’image souligne en grand-angle et contre-plongée. Chez les grands classiques, la mise en scène ne consiste pas à prescrire le sens au spectateur, mais à lui permettre de le construire sur la longueur. Pour Lumet, filmer la lune ce n’est pas seulement cacher le doigt qui la désigne: c’est ne même pas avoir l’air de la montrer. Son espèce était déjà en voie de disparition à l’époque de la sortie Contre-Enquête, et seul le sésame d’éternité de Clint Eastwood maintient cette école vivace aujourd’hui. L’air du temps a bon dos, surtout quand il le tourne aux réalisateurs qui savent prendre leur temps pour laisser au public le soin de regarder l’image.
En l’occurence, Lumet « n’impose » jamais Mike Brennan au public. Le magnétisme animal de Nick Nolte ne fait pas le forcing pour déborder le cadre: il le métastase petit-à-petit, à mesure que son karma corrompu ne convertisse son pouvoir de séduction en une terreur sourde qui grignote l’espace vital des protagonistes. Comme une tâche qui s’étale sur toute la dimension du poumon deux semaines après le premier scanner. Il ne faut pas confondre la patience et l’attentisme: Lumet ne donne que l’impression de gérer son effort. Le loup est déjà dans la bergerie mais laisse dormir les moutons tandis qu’il approche ses canines de leurs jugulaires.

Le faux-minimalisme de Lumet ne se traduit pas par un travail de caractérisation visuelle, au contraire. On peut parler d’un style expressionniste si tant est que l’on assimile pas l’exercice à une démonstration de force qui se manifeste comme telle. Le diable se cache dans les détails, et en l’occurence il s’agit de l’admiration que porte ses collègues à ce vétéran « Hard-boiled » fort en gueule, qui a tout fait et survécu à tout. Notamment le jeune héros incarné par Timothy Hutton, trop plein de contradictions pour oser se confronter directement à lui, dans un premier temps du moins.
C’est son regard qui va guider celui que le spectateur va porter sur ce flic borné et borderline, mais qui correspond en même temps à cet archétype de masculinité toxique qui ne disait pas encore son nom, mais qui continue de nous interpeller (et de nous faire un peu rêver). Nous sommes complices de Mike Brennan par complaisance envers parce qu’il représente. Logique de la part d’un cinéaste qui n’a jamais « donné » son propos au spectateur: chez Lumet, c’est notre propre éthique qui est placée dans la balance à travers les dilemmes des personnages. La stratégie des compromis(sions) ou l’angoisse de l’affrontement, les principes plutôt que la morale, la tranquillité du statu quo ou la croisade ingrate… Si le cinéma est une question de morale, ce n’est que celle du spectateur. Avant de juger les personnages nous nous jugeons à leur place. En l’occurence, que faire face à Mike Brennan qui incarne à lui seul un parangon de figure d’autorité et le rouage destructeur d’un système inamovible. Plus facile de céder au mal que de le combatttre.